À la suite de la décision du Conseil municipal de Marseille de donner le nom d'Assia Djebar à une nouvelle voie de la ville : la traverse Assia Djebar, Nacera Tolba nous a confié une contribution personnelle sur le parcours de la grande écrivaine algérienne. Nous la reproduisons dans son intégralité.
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Naissance : le 30 juin1936 à Cherchell
Décès : le 12 février 2015 à Paris
Élue membre de l’Académie Française le 16 juin 2005 – 2015
Élue membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique 1999 - 2015
Historienne, écrivain, journaliste, poète, professeur, linguiste, cinéaste et traductrice
Il est probable que le nom de Fatima-Zohra Imalhayène, pour certains d’entre nous n’évoque rien. Elle est née pendant la colonisation à Cherchell. Cherchell signifie source en arabe. C’est ici, dans la Mitidja où elle a grandi. Outre la merveille de son capital romain, la région est dotée de patrimoine ancestral, agraire et culturel et non des moindres. Toute l’année, les crinières des champs de blé, de l’orge déambulaient au gré des vents. Les odeurs des orangers, des mandariniers et des citronniers répandaient leurs essences olfactives, rivalisant ainsi avec les fragrances des fleurs. Cette quintessence était indéniablement l’élan de son intarissable source inspiratrice. C’est là où certainement la fillette rêvait entre les cerisiers écarlates, les oliviers alignés dont le feuillage se transformait toutes les nuits en lumière. Ici où le soleil éclaboussait sa chevelure noire de jais ; où les étoiles semblaient jouer dans son regard, et la lune, sa confidente, se posait presque sur son épaule droite. Elle était la première fille scolarisée à l’école française où enseignait son père, Tahar Imalhayène. C’était aussi la seule fille de la famille et de la ville à franchir le seuil de la maison pour les bancs de classe, alors que mes cousines étaient enfermées dès l’âge de sept ou huit ans, disait-elle. Sous le regard stupéfait de la famille et des voisins, tous les matins, ensemble, ils traçaient fièrement le chemin. Après l’école élémentaire, elle poursuivait ses études à l’école coranique privée, puis au collège de Blida. Elle avait compris très vite que son père avait signé sa libération en l’inscrivant à l’école.
Un jour, son père avait reçu une lettre au nom de sa fille qui avait alors dix-sept ans. Enragé, il l’avait lue, déchirée et jetée au panier devant son regard figé de peur et de honte. Fatima-Zohra reste très intriguée par la mystérieuse missive de l’inconnu. Une lettre qu’elle traînera longtemps comme un fardeau. Son esprit ressassait en boucle une cascade d’interrogations : Qui était-il ? Que disait-il ? Quel était le secret ? Comme si la déchirure de la lettre avait provoqué la déchirure de l’amour (L’amour, la fantasia).
À l’obtention de son baccalauréat, elle avait intégré l’hypokhâgne au lycée Bugeaud d’Alger (aujourd’hui lycée Émir Abdelkader). Plus tard, à la demande du proviseur, son père avait répondu favorable, sans aucune objection, que sa fille âgée de dix-neuf ans, aille étudier à l’École normale supérieure, en khâgne au lycée Fénelon à Paris. En 1957, elle avait choisi d’étudier l’histoire à l’école normale supérieure de Sèvres. Son engagement pour l’indépendance de l’Algérie l’obligeait à manquer ses examens afin de participer à la grève de l’UGEMA (L’Union Générale des Étudiants Musulmans d’Algérie), protestant contre les répressions en Algérie. Son air sympathiquement hautain, son absentéisme, la grève au détriment des examens, en plus, elle écrit. L’écriture c’était la goutte de trop. Elle a été vite congédiée.
L’écriture s’imposait à elle comme une évidence. Rapidement, en un mois, elle a publié son premier roman : La soif, sous le pseudonyme d’Assia Djebar par souci de protéger sa famille, et par considération à l’égard de son père et de tout homme. Elle dira par la suite, ce ne fut pas mon père qui fit scandale, mais la directrice de Normale-sup à Sèvres. Ma société ne m’a jamais exclue. Le pseudonyme c’était un voile pour brouiller les pistes. Un nom qui traduit parfaitement la personnalité de l'écrivain. Assia signifie en arabe, celle qui soigne, qui soulage, l’immortelle, c’est aussi un rappel historique qui nous renvoie à Assia, la femme du pharaon, , adoptive de Moïse que la paix de Dieu soit sur lui - en arabe (sayidouna Moussa âlayhi essalam). Djebar est l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu qui signifie « L’intransigeant, Le très Contraignant», mais il fallait le transcrire ainsi (Al-Jabbâr)
En 1957, la bataille d’Alger touchait le fond du volcan. Les pressions de l’opinion publique, les vives protestations internationales et en métropole dénonçaient l’usage massif de la torture. Le livre a été publié dans un contexte bien explosif. La soif met en exergue la problématique de l’identité, du moi et de l’émoi amoureux, le mal être et la frustration de la jeunesse indigène assimilée. Nadia, Jedla, Ali et Hussein des citadins, vivent aisément, une scolarité francophone, un avenir qui se dessine à l’horizon, à priori. Une jeunesse croyant avoir échappée à la domination coloniale, à la misère, à la pauvreté et au drame, à l’inverse de ses frères et sœurs indigènes. Nadia, l’héroïne de l’histoire, une franco-algérienne, libre, désinvolte, superficiellement séductrice, bravant les interdits, les silences, la société et la peur, pensant que le bonheur est ailleurs. Elle est rongée par l’ennui, la jalousie, la trahison, une vie plate aux sombres horizons. Humiliée par son amie Jedla, un prénom rarissime (Jedla vient du verbe jadala c’est-à-dire discuter, converser). Se serait-elle inspirée d’ Al-Mujadalah, sourate 58 qui signifie : La discussion ? Ses personnages ne sont que de mauvais augure. Des ombres lugubrement assoiffées, aspirées par le vide et leur perfidie, amputées de leur identité, de leur langue maternelle et des leurs. Tous à la recherche d’un idéal, en quête de reconnaissance, de la soif de vivre et la soif d’écrire. Ali et Hassien, personnages ambigus . L’un, se laissant séduire par Nadia et l’autre l’esprit préoccupé par son projet, glissent tous deux presque dans l’indifférence. Tous les protagonistes sont voués à un destin tragique.
Son génie littéraire obligeait le Général Charles de Gaulle à demander sa réintégration à l’école de Sèvres. Par la suite, elle avait enseigné l’histoire moderne et contemporaine à Rabat, à Alger, à Tunis, mais aussi à New-York et en Louisiane. Puis, elle était également journaliste au journal El’Moujahid. À la demande du FLN, Assia Djebar avait travaillé sur les réfugiés dans les camps à la frontière tunisienne où elle a rencontré Frantz Fanon,
En 1958, la publication du livre, Les Impatients, décrit l’Algérie contemporaine et la petite bourgeoisie. En 1962 et en 1967, elle publie, Les Enfants du nouveau monde et Les Alouettes naïves, relatant l’engagement de la femme algérienne pendant la révolution et la lutte de l’époque. Plus tard, elle revient avec un livre de nouvelles, intitulé, Les Femmes d’Alger, nous livre la condition des musulmanes algériennes prises au piège entre deux idéologies, deux identités et deux mondes. A l’inverse de Eugène Delacroix, Assia Djebar lève le voile sur elles, et rend hommage à leur courage et leur dignité. Elle nous invite à comprendre le palpable et l’impalpable, « le lisible et le visible » dont parle (François Lecercle). Elle nous explique que le voile est un élément de liberté, d’émancipation, voire d’évolution, même s’il répondait à une exigence patriarcale et / ou sociétale.
En 1991, le livre, Loin de Médine, nous propose de voyager, vivre avec elle à Médine les derniers jours du Prophète Mohammed (que la paix d'Allah et Ses bénédictions soient sur lui) afin de mieux comprendre ou découvrir les femmes proches de lui. Ces héroïnes, elles avaient joué un rôle important qu’elles soient filles du prophète, épouses, chefs de guerre, poètes ou reines. Après la mort du prophète (prière et paix de Dieu soient sur lui), elles ont été occultées de l’histoire. Le blanc de l’Algérie, récit de 1996, est un coup de gueule de l’écrivain contre la folie meurtrière. Le livre dépeint le paysage meurtri du pays. Le blanc se présente tel un linceul pour couvrir les corps démembrés. Un linceul pour purifier la terre des drames et des tragédies. Une terre noyée dans les flots écarlates de ses enfants. Le blanc devient aussi un hayak blanc, voile blanc que portaient les femmes algériennes pendant la révolution, symbole de résistance et du visage immaculé de son peuple que le monstre n'a pas réussi à achever. Le monstre a tué l’encrier, la plume, la lettre et le bistouri. Il a tué la mère, le père, le pauvre et l’enfant au coin de la rue. L’amour, la fantasia, le livre publié en 1985 se présente comme un tableau anthropologique et nous livre une lecture profonde sur la société algérienne et la vie des femmes prises au piège des traditions et de la tyrannie coloniale. Enfin, dans Nulle part dans la maison de mon père, 2007, l’écrivain nous livre sa vie, son histoire personnelle avec une précision enveloppée d’émotion, de pudeur, d’humilité, de souvenirs, de réminiscences, et parfois de retenue. Comme si, elle ne souhaitait pas trop en parler ou peur de trébucher, mais, elle a osé et a parlé fièrement de son enfance, de sa mère, une citadine majestueuse bien élégante dont l’un de ses aïeux a combattu aux côtés de l’Émir Abdelkader. Les réunions et les fêtes des femmes attiraient son attention, la danse, la musique, le regard curieux, les rues et les maisons aux patios foisonnants aussi. Elle parle également de son père qui lui a enseigné la langue entremetteuse et interdit la bicyclette.
Tout le travail d’Assia Djebar soulève le voile sur des thèmes récurrents et lourds de conséquences tels que le colonialisme, la révolution, l’Algérie, l’identité, l’Islam, la langue, l’écriture son outil magique, l’horrible décennie et ses conséquences, l’histoire, la condition et l’engagement de la femme, la liberté, l’amour, et les traditions avec une résonance de littérature orale,
Dans une intervention Assia Djebar disait : « j’ai été formée, nourrie, par la mémoire en arabe, en berbère d’un pays dont vous connaissez hélas les souffrances et les malheurs présents !» Elle a toujours porté son pays et son peuple où qu’elle aille, qu’importe le temps ou la distance. Assia Djebar, l’Algérie et le peuple est une merveilleuse histoire d’amour qu’elle écrit dans sa poésie.
Poème au soleil
J’ai libéré le jour
de sa cage d’émeraude
comme une source vive
il glissa de mes doigts.
J’ai libéré la nuit
de la tombe de l’onde
comme un manteau de pluie
elle retomba sur moi.
J’ai libéré le ciel
de son lit d’amarantes
dans un éclair d’orgueil
il s’envola en roi.
J’ai lancé le soleil
sur la scène du monde
l’ombre était si profonde
qu’il devint hors-la-loi.
Références
Achour Cheurfi : Mémoire algérienne
Nassima Bougherara, maître de conférences de Philosophie, civilisation et histoire de l’Allemagne
Beïda Chikhi : universitaire franco-algérienne
Christiane Klapisch-Zuber : condisciple d’Assia Djebar
Sakina Bouchama : sœur d’Assia Djebar
François Lecercle : ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé des lettres, actuellement :
France-Culture – Laure Adler, documentaire réalisée par : Marie-Laure Ciboulet