Chronique des vendredi 7 et samedi 8 juin
On te coupe
la langue
tu as perdu
ta langue ?
alors, parle !
Déwé Gorodé*
Préambule
Le silence ne veut rien dire
Le Tractatus du philosophe du langage Ludwig Wittgenstein finit par une proposition lapidaire : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Du même, on peut lire : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. »
Je vais transgresser la règle de garder le silence et écrire ce dont je ne puis parler. Écrire quitte à excéder.
Je me souviens de quelques conversations en privé avec Alban Bensa dont j’extrais des bribes sans lui en attribuer la responsabilité. Provenant d’un brillant intellectuel aussi impliqué, je me suis toujours demandé ce que certains de ses propos pouvaient bien vouloir dire. De sorte qu’il s’agit ici plutôt de mes réflexions provoquées par ses questionnements. Je vous en livre ici quelques-unes, que j’estime utiles pour y voir un peu clair par ces temps obscurs :
« Ce qui est trompeur ici, c’est qu’on parle le français ! ». Travaillant sur les langues et cultures kanak, au point d’en faire l’œuvre de sa vie et sa carrière scientifique, au sens constructif et noble, Alban Bensa voulait-il sans doute dire ceci. Les Kanak parlent français. Mais pensent-ils français ?
J’ai toujours été frappé des violents contrastes entre les communications publiques et les doutes, réflexions critiques, voire les certitudes, élaborés en privé. Un peu comme des notes de bas de page qui en disent parfois plus que le corps du texte. Ou qui les complètent, qui disent ce dont le texte ne peut pas dire.
Juste après les accords Matignon-Oudinot, en 1989, de Touho (centre nord-est de la Grande Terre), je l’avais rejoint à Nouméa. En bas du Saint Hubert, café central qui n’existe plus, à l’ombre et l’abri d’oreilles indiscrètes, je lui demandais son avis sur ce qui se jouait ici. De dépit, il susurra, presque par peur d’être entendu, qu’il avouait ne plus rien comprendre. D’un esprit aussi savant, concis et incisif, ce ton sonnait comme celui d’une docte ignorance. Non de l’inverse, une ignorance docte. Tout dernièrement, il travaillait à Pweï (« chefferie » de Touho) avec Daan Poigoune sur les textes en langue cémuhî enregistrés et transcrits par le remarquable linguiste Jean-Claude Rivierre ; avec son humour corrosif – qui lui avait valu de se faire un grand nombre d’ennemis parmi les ignorants doctes ou ânes savants – il constatait le déséquilibre criant entre l’opulente côte ouest et la misère matérielle des tribus kanak de la côte est. Il lui était impossible de dire ceci ouvertement en public, en Kanaky, ou Nouvelle-Calédonie. En revanche, j’ai pu l’entendre en faire part dans des analyses à Paris. Je ne dénonce pas une duplicité de sa part. Mais le langage est ce qu’en dit Wittgenstein « ce dont on ne peut parler… ».
Et puis, d’une part, ses propos risquaient d’être repris par les ennemis de l’indépendance kanak. Et d’autre part, les amis de l’indépendance kanak lui taperaient sur les doigts et le sommeraient de se taire.
Est-ce le lieu et le moment de parler des compétitions internes entre CCAT-UC et Palika-Uni (Union nationale pour l’indépendance) incluant l’UPM (Union Progressiste en Mélanésie) et le RDO (Rassemblement Démocratique Océanien)?
Le faire, c’est prendre le risque de faire le jeu des extrémistes qualifiés de « loyalistes » ou des ennemis du mouvement de libération, qui sont légions ici, au premier chef la France, ou ce qui revient au même, les autorités instituées qui parlent en son nom et sous couvert de légitimité la représentent : justice, armée, police, église, université, franc-maçonnerie, médias, patronats, sans compter les pro-français calédoniens et aussi kanak, certes une infime partie, dissimulant leurs intérêts sous les plis du drapeau tricolore. Franchement, ça vaut-il le coup ? Est-ce utile ?
J’écris ces mots « silencieux » sur fond sonore nocturne des lacrymogènes. On sent les fumées. Les plus jeunes s’y mettent et jouent avec les forces de l’ordre au chat et à la souris. Eux aussi construisent, avec n’importe quoi, les barrages redémolis par les bulls militaires.
Il a réussi. L’incendiaire « Macron ». Il a réussi. Il a réussi à nous foutre bien dans la merde. Il part maintenant pérorer en France et ailleurs, au nom de celle-ci, sur la planète. Emmanuel, je crois que le prénom signifie serviteur de Dieu, est venu dire que la Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas le Far West. A-t-il été inspiré par les duplicités et délires de légitimité de Nicolas Metzdorff, accoutré en cowboy à Paris, pour paraître « Broussard », faire son autochtone caldoche, séduire les indigènes civilisé.e.s parisien.ne.s ?
Hier encore, on entendait des explosions autour de minuit. Un homme s’adressant aux policiers hurlait : « Mais, vous vous croyez où ? » Macron fait son Far West sans mesurer ni peser les conséquences. Il ruine la France. Sur le dos de la France vulnérable, des miséreux qui en feront les frais et qui paieront les pots cassés : dernier exemple, allongement de la durée du temps de travail pour avoir droit aux indemnités de chômage, autre loi passée encore aux forceps du 49/3.
Densité et intensité du déroulé
Comme tout un chacun, je suis fatigué et commence à me lasser de tout ce « bordel » mené par des irresponsables. Je m’accroche à ce mouvement de fond sans être dupé ni dupe.
Hier la CCAT « nationale » est venue. Après les coutumes et les discours de Christian Tein et Patricia Goyetche, il y avait eu des échanges vifs qu’essayait de tempérer Sylvain B. J’apprécie les qualités de Sylvain B. Militant Palika de la première heure, devenu par la force des choses, celui de la DUS (Dynamique Unitaire Sud), il est pleinement responsable ; heureusement que ces anciens expérimentés, sont sur le terrain. Jo W., aussi. Bernard H. avec d’autres. Alors que Sylvain B. a des soucis « cardiaques » et qu’il devrait s’occuper de sa santé.
Un autre militant, presque toujours sur le barrage filtrant, me parlait de sa maladie. Je pense à tous ces « vieux », l’accompagnant, souffrant presque tous de soucis de santé. Il ironisait en me disant qu’il était épaulé des gens avec qui il fallait gérer leurs soucis de santé. C’est ce même trentenaire qui m’expliquait ce qui s’était passé hier soir avec les gosses difficiles à recadrer. C’est lui encore qui avait décidé de décliner son rôle de référent des « jeunes ».
« Chez nous les Kanak » – expression stéréotypée que j’entends depuis une trentaine d’années – c’est pas à moi d’astiquer ces gosses. Je n’ai pas grandi avec eux, je ne les ai pas vus grandir. Je suis là depuis une année. Si je les astique, ça va encore créer plus d’histoires et faire des problèmes coutumiers. Il a malheureusement raison. Et je pense à toutes ces vieilles et moins vieilles fatiguées, dépassées…
Je finis en évoquant rapidement la réunion du jeudi 6 juin au matin. On comprendra ma référence à la philosophie du langage.
Sylvain B. voulait clôturer les questions pour laisser vite repartir le bureau de la CCAT. Mais un jeune commença par trancher dans le vif.
« J’ai une question : c’est quoi le mot d’ordre aujourd’hui ? » Il voulait savoir si les barrages devaient se durcir. A partir de là, beaucoup se mirent à parler. Je tenais à mon tour à clarifier, en présence des responsables, la situation. Le mot d’ordre du « jeune » devait être affûté. Le barrage est filtrant pour combien de temps encore. Nous sommes le 6 juin et la date butoir donnée par Macron, c’est le 30 juin. 24 jours. L’assemblée générale du CCAT, c’est le 13 juin et le congrès du FLNKS, le 15 juin. Quel est précisément le lien organique entre CCAT et FLNKS ? Les gens des barrages et, derrière eux, toutes les populations ont-ils le temps de faire remonter des propositions pour ne pas reconstruire les mêmes machines scolaires et économiques qui ont mis de côté tous les jeunes Kanak ?
Voyez-vous dans la vie, à certains points du déroulé de la vie, on doit parler et trancher avec des mots précis sans offenser les autres. Se risquer à parler ce dont on ne doit jamais garder silence.
Le silence ne veut rien dire disait Déwé Gorodé en 1999. On doit l’entendre mot à mot quasimment au sens littéral.