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Chroniques des jeudi et vendredi 13 et 14 juin 24. Hamid Mokaddem. Nouméa

Publié le 14 Juin 2024 par Hamid Mokaddem in Kanaky Nouvelle Calédonie, Chronique, Notre catalogue

Chroniques des jeudi et vendredi 13 et 14 juin 24. Hamid Mokaddem. Nouméa

La carte postale de la modernité

En attendant dimanche, les retours de l’AG CCAT et du congrès FLNKS, profitons de ce répit pour prendre un peu de recul. Méditons sur ce qui est advenu depuis le 13 mai 2024. En accord avec Alban Bensa, les Kanak font l’histoire en Nouvelle-Calédonie. Ils ont une histoire. En accord avec Jack Goody, l’Occident a volé l’histoire aux autres continents en manipulant une mise en forme académique, un récit imposé comme la seule histoire universelle. Ainsi on veut nous faire croire que depuis le 13 Mai 2024, nous sommes face à une émeute, à une crise. Pas révolte encore moins de révolution.

La Nouvelle-Calédonie fut à la mode. Au point qu’une radio nationale réputée culturelle lui consacra quatre émissions découpant l’histoire de la Nouvelle-Calédonie en quatre périodes. Dans l’une d’elle, on y parlait d’un objet épistémologique, la tête d’Ataï, nom du révolutionnaire kanak de 1878 décapité. Écoutant ces émissions, je ne pouvais ne pas penser au premier philosophe kanak de langue française Apollinaire Anova Attaba qui écrivait ceci en 1965 :

 

Que pensez des études des ethnologues ? A mon avis, il est vraiment dommage de voir de si grands esprits gaspiller leur énergie intellectuelle en se complaisant dans une étude purement archéologique des sociétés en voie de disparition et refuser une étude dynamique des conditions d’évolution de ces mêmes sociétés. Il nous semble plus utile de rechercher les moyens d’améliorer les conditions d’existence de l’autochtone au XXe siècle que de mettre en exergue, comme à travers les vitrines d’un musée, un autochtone idéal sans chair et sans vie avec des squelettes préhistoriques. Nous voulons dire qu’une étude anthropologique doit compléter une étude ethnologique1.

10 ans plus tard, Jean-Marie Tjibaou dira la même chose. Penser le Mélanésien aujourd’hui. Reformuler les modèles de société à construire en puisant dans la souche ancestrale pour les moderniser. La reformulation permanente. Les Kanak pratiquent et font leur histoire. Histoires jetées aux oubliettes ou travesties par les études « savantes » au point qu’aujourd’hui encore les radios font passer les révoltés pour des émeutiers. Je ne parle même pas des chaînes Bolloré où l’on ne parle que des malheureux Européens traumatisés par l’irruption de la violence dans l’histoire. Dans le racisme inversé, celui anti-blancs, les mamans et papas kanak ravagés d’inquiétude et de désolation pour leurs enfants blessés, assassinés ou portés disparus, n’existent pas. Les Kanak n’ont ni chair ni vie. Où est retracée l’histoire du traumatisme durable dont la généalogie commence avec la violence coloniale des spoliations des terres, des déportations des populations et parcages dans des réserves, des restrictions des circulations et libertés par l’impôt de capitation et des mesures d’un soi-disant code de l’indigénat ? La colonisation est l’histoire d’une France australe qui fonde sa modernité sur l’exclusion – exclusion systémique, entretenue et structurée par l’inégalité qu’on pourrait qualifier de normalisée. La démocratie, la construction économique, le patrimoine culturel sont les pages de l’histoire « blanche ».

Disons-le tout net, les Européens ont toujours ignoré l’histoire kanak. Ils l’ignorent encore et s’effraient tout à coup de l’inconnu, de l’irruption. La carte postale prend feu. Les gentils Mélanésiens deviennent les méchants pillards kanak.

 

Contre-mouvement réactionnaire

J’ai bien peur que le mouvement violent des jeunes populations kanak ne devienne un mouvement normé. Aristote dans sa Physique, une philosophie première, nommait les mouvements contre-nature des mouvements violents. En Nouvelle-Calédonie, on est en train de faire entrer le mouvement violent dans la nature des choses, la démocratie et l’intégration aux normes des capitalismes consuméristes.

Ainsi le seul discours politique que l’on propose actuellement est celui du retour à l’ordre et de la reconstruction économique. On va reprendre les mêmes et on va recommencer encore et encore.

L’apparence de progrès social est un contre-mouvement réactionnaire qui n’a de sens et de fondement que sur la carte postale de la modernité. Les populations kanak marginalisées n’y ont de place que si elles restent tranquilles à leur place. Elles pourront circuler dans l’espace public moderne à condition de se vêtir dans les accoutrements civilisés des gentils Mélanésiens.

La classe politique locale ne sait construire que ces modèles élitistes. Elle ne sait ou ne veut pas écouter les raisons de la colère des jeunes Kanak.

Mais qui sait ? L’ordre des possibles proviendra peut-être de l’AG CCAT et du congrès FLNKS. Car en Nouvelle-Calédonie, on le sait désormais, seuls les Kanak font l’histoire.

Du côté « blanc » avec de rares « kanak », légitimant l’ordre républicain, comme Alcide Ponga, les calculs électoraux locaux ont vite démarré. Nicolas Metzdorf se représente à sa propre candidature. N’ayant aucune chance d’être réélu dans la circonscription où il n’a rien fait, si ce n’est que du désordre, il va tenter sa chance dans l’autre circonscription où les réactionnaires « blancs » de Nouméa sont nombreux. Il mise sur le soutien des clans Backès, Brial, Blaise. Les 3 B. Ce qui est comique, c’est qu’à Nouméa la Blanche, à la Baie des citrons, quartier sud gentrifié de bobos, les 3B, c’est le diminutif d’une bruyante brasserie.

J’aimerais penser que des zones intermédiaires où s’entrecroisent des rapports sociaux mixés soient possibles. Je pense que le pire – qui est devant nous – est que désormais aucune construction en commun ne soit même plus envisageable. Mais n’était-ce pas déjà le cas ? La Nouvelle-Calédonie, ayant forclos la Kanaky, n’a fait que d’œuvrer jusqu’à présent à construire une carte postale de la modernité coloniale.

 

1  Apollinaire Anova Attaba, Histoire et Psychologie des Mélanésiens (1965) p. 174 dans l’édition de 2005 sous le nom d’auteur Apollinaire Anova et le titre Calédonie d’hier, Calédonie d’aujourd’hui, Calédonie de demain (présentations et notes de Bernard Gasser et Hamid Mokaddem), Nouméa Moindou (Nouvelle-Calédonie), Expressions-Mairie de Moindou, 2005.  Voir également  Apollinaire Anova. Une conception kanak du monde et de l'Histoire.  La Courte échelle. éditions transit / Expressions Collection Kanaky. Calédoniez. Marseille/Nouméa. 2014                                       

 

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