Chronique du vendredi 31 mai et samedi 1 juin 2024
Hamid Mokaddem
Au bout de la nuit la Kanaky
Comment comprendre et entendre la portée et le sens de l’énoncé de Christian Tein, l’un des principaux responsables de la CCAT ?
Macron, il est arrivé aussi comme il est toujours, de sa hauteur (…) en disant que ”voilà, je vous ai entendu, OK, voilà, mais maintenant je vous donne quarante-huit heures, vous levez tout ça” », ces barrages, « ”moi je ne réunis pas le congrès de Versailles”. Ça veut dire que » malgré « tout ce qu’on a fait, là, il vient amener que ça ! Moi, j’ai dit aux gens du Front : ”moi, je ne me contenterai pas de ça”. Ça, ce n’est pas possible, ça ! On a dégommé nos gens à nous dans les quartiers, on a mis quatre-vingt ans d’économie coloniale un genou à terre, et puis il va venir nous dire que ”bah, je vous donne quarante-huit heures”. Nan, nan, nan. On ne joue plus dans le pays. Soit, à un moment donné, il prend de la hauteur et puis il met la barre là où.
« Mettre à genou 80 ans l’économie coloniale » ; « Les morts dégommés dans nos quartiers » ; on n’a pas comptabilisé tous les jeunes tués par balles. Maintenant, aller jusqu’au bout, la souveraineté : atteindre la Kanaky. « Fausse promesse » des dispositifs successifs mis en place par la France qui ont mis entre parenthèse Kanaky; des accords de Matignon-Oudinot à l’accord de Nouméa.
La France et l’ensemble des partis composant l’échiquier politique ne mesurent pas les conséquences.
Après avoir déconstruit ces tissus économiques, brodés par et pour les profits des castes sociales supérieures, les jeunes Kanak urbanisés en révolte ne veulent plus se faire embobiner. Ils veulent la Kanaky dans sa pleine souveraineté et son indépendance. Je cite Christian Tein : « Mais à un moment donné, il faut aller chercher Kanaky ».
Bribes de conversations
Normandie, Ducos, Nouville, j’ai pu mesurer l’ampleur des destructions. La CCAT avait-elle prévu l’ampleur, la force, la vigueur de la révolte des jeunes ? Dans certains quartiers, j’entendais les conversations. Deux dames européennes, d’un certain âge, échangeaient librement en faisant la queue dans une boulangerie : « Moi je suis pour l’indépendance mais là on n’est pas dans la lutte ! »
En repassant par le centre-ville de Nouméa, je m’arrête à la librairie Calédolivres pour saluer la propriétaire. En colère, elle en veut après tous ces politiques responsables de la situation. A peine sortie du Covid, j’avais remonté la pente. Je ne sais pas si je vais continuer. Nos élus ne lisent pas non plus.
A Chinatown, quartier chinois à proximité du centre-ville de Nouméa, des commerçants vietnamiens improvisent un étal sur le trottoir et proposent à la vente fruits et légumes frais. Dans la boucherie Galliéni, face au gouvernement, les gens patientent pour acheter de la viande, denrée rare et luxueuse. Je les rejoins pour me procurer quelques morceaux de ragoût. Dans la file, je rencontre John P., célèbre sociologue, en compagnie de son épouse. Il patiente lui aussi. Je prends des nouvelles de sa santé et de ce qu’il fait. Il sort d’un malaise cardiaque et dirige maintenant une entreprise sur la protection de l’enfance. Il se plaint du membre du gouvernement administrant son secteur qui baisse de moitié la subvention alors qu’il a en charge une trentaine de personnels l’obligeant à en licencier.
Toutes ces colères, tous ces mécontentements sont compréhensibles. Mais ils sont en-deçà de l’irruption et du ras-le-bol de la jeunesse kanak mise sur la touche. Ces colères et indignations ne mesurent pas combien la machine mise en marche depuis le début de la colonisation est inégalitaire et ségrégative.
La CCAT, les pourparlers et rivalités entre UC et Palika au sein du FLNKS, paraissent être ridicules et puériles par rapport à la gravité et portée de ce mouvement de révolte. La vague de fond fait irruption et emporte avec elle ces faux-semblants de richesses.
Comment entendre les jeunes ?
Encore cette nuit à Petite Normandie, les groupes de jeunes ont voulu pousser un cran au-dessus contre les vieux en poste sur le barrage filtrant. Ces anciens sont dépassés. Les jeunes ivres les ont caillassés. Ils ont monté un barrage sur la voie de dégagement, sorte d’artère principale dénommée VDE. Sachant que les forces armées, à coup de bulls, nettoient celle-ci pour permettre les circulations. Les « jeunes » ont insulté et ils ont aussi volé un véhicule qu’ils ont installé sur le rond-point. Encore au petit matin, certains très jeunes, étaient autour de leur trophée.
Le soir, autre réunion, où un « papa » demande pardon aux autres papas. Deux de ses fils faisaient partie de ces dévastations et ont été arrêté par la BAC. Les vieux sont dépassés.
En a parte, je leur dis que leur discours est vertical. Il faut faire une médiation horizontale et je leur présente une ou deux trentenaires qui pourraient leur parler. Les jeunes ont bien été au casse-pipe. C’est trop facile maintenant de les astiquer et de les stigmatiser.
Plutôt que d’émeute généralisée, on est en face d’une révolte des jeunes Kanak qui veulent en découdre et aller jusqu’au bout. Au bout de la nuit, la Kanaky.