Article Par Ousmane BADIANE, Professeur de lettres,
Paru le Vendredi 15 Juin 2007 sur http://www.lobservateur.sn/
Personnellement, je n’ai pas eu le bonheur de l’avoir connu ni même de l’avoir approché. Certaines personnes qui ont eu ce privilège disent de lui qu’il était un homme auprès de qui on ne s’ennuyait jamais, tant son expérience de la vie et des choses était immense. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tous ceux qui sont allés à l’hôpital Principal, à la levée du corps, ou au cimetière musulman de Yoff, ce 11 juin 2007, garderont un souvenir inoubliable de la marée humaine indescriptible qui a tenu à l’accompagner à sa dernière demeure. S’il en est ainsi, c’est que Sembène Ousmane, de son vivant, était déjà une légende, et une figure emblématique de la littérature et du cinéma africains.
Impossible de compter les Mémoires, les Etudes et les Thèses qui ont été consacrées à son œuvre traduite dans plusieurs langues et enseignée dans les programmes scolaires et académiques de plusieurs pays du monde et de la diaspora. A l’image de Senghor, Césaire, Cheikh Anta Diop et tant d’autres intellectuels de sa génération, l’homme Sembène est entré dans le panthéon de l’histoire de par son œuvre multidimensionnelle et d’une richesse prodigieuse, au service de la libération culturelle et politique de l’Afrique. On ne sait même pas par quel bout commencer pour parler de cet homme « rebelle », qui avait une haute conscience de sa mission d’homme de culture et de pédagogue, pour faire prendre conscience aux Africains de l’impérieuse nécessité de se ceindre les reins, pour se soustraire aux pesanteurs de toutes sortes, afin de se hisser dans le firmament de ce qui fait la grandeur des hommes et des peuples, c’est dire les valeurs de progrès, de démocratie et de justice sociale. Et toute sa vie durant, Sembène Ousmane a fait de ce credo le sens profond de son combat qu’il n’a cessé de mener jusqu’à son dernier souffle. C’est là, assurément, pour les générations présentes et futures, des traits de lumière tracés dans les sillons profonds de la terre africaine, d’où germeront les graines de l’espoir et de la renaissance d’une Afrique longtemps reléguée au second plan dans le grand concert des nations. La richesse de l’œuvre de Sembène provient, d’une part, du fait qu’elle s’arc-boute sur le vécu quotidien de celui qui se considérait comme « l’homme au 12 métiers », pétri et forgé par une expérience prodigieuse qui lui a permis d’avoir été aux quatre coins du monde, d’avoir observé et écouté des gens de toutes sortes, appartenant à des contrées, des cultures et civilisations différentes. Mais la richesse de l’œuvre de Sembène provient également et surtout du fait que celle-ci fait corps avec les préoccupations et aspirations de son peuple dont il est partie intégrante et au service duquel il a entièrement consacré et son énergie et son intelligence.
De son premier film Borom Sarrete (1963) au dernier Moolaadé (2003), en passant par la Noire de …… (1966), Xala (1974), le Camp de Thiaroye (1987), Guelewaar (1992), à son premier roman, Le docker noir (1956) à son dernier livre Niiwaan, suivi de Taaw (1987), en passant par les Bouts de bois de Dieu (1960), l’Harmattan (1964), le Mandat (1965), le Dernier de l’Empire (1981), entre autres ouvrages, Sembène Ousmane s’est servi toute sa vie durant, de sa plume comme de sa caméra, comme d’un levier essentiel pour combattre l’oppression, l’injustice, l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi toutes les formes d’aliénation mentale et culturelle. Voilà ce qui fait l’importance et l’actualité de son œuvre tant littéraire et cinématographique. Et il ne fait l’ombre d’aucun doute que celle-ci continuera encore longtemps de scintiller dans le ciel de la littérature et du cinéma africains, en ce qu’elle constitue une oasis dans laquelle l’on ne cessera jamais de s’abreuver et de se rafraîchir.
Mais, ce serait considérablement limiter la portée de l’œuvre de Sembène, si on devait la réduire uniquement à cela. Effectivement, l’auteur de Emitaï (1971) va bien au-delà de cela. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger, et par delà l’Afrique et les Africains, cette œuvre s’adresse à tous les hommes en ce qu’elle aborde des problèmes relatifs à la « condition humaine », pour reprendre l’heureuse formule du célèbre écrivain français André Malraux. C’est cela qui fait sa dimension authentiquement universelle et sa signification profondément humaine. Plus qu’un reflet des préoccupations de sa société et de son temps, l’œuvre de Sembène apparaît incontestablement comme un miroir de notre époque et de ses contradictions, de ses interrogations comme de ses angoisses, mais aussi de son espérance et de sa foi en l’être humain. Voilà sans doute ce qui fait que Sembène peut être considéré à juste titre comme citoyen du monde et comme bâtisseur d’une Afrique unie, solidaire et résolument engagée dans le chemin de la démocratisation et du progrès socio-économique.
Mais le succès de Sembène Ousmane ne réside pas uniquement dans le fait qu’il est homme engagé. Il est certes engagé sans aucun doute, mais cet engagement est servi par une maîtrise parfaite des procédés techniques et artistiques qui donne à l’art toute sa signification. Et toute sa production littéraire et cinématographique prouve que Sembène a toujours été soucieux de ce qu’il a à dire, mais aussi et plus fondamentalement, il accordait la plus haute importance à la manière de dire ce qu’il avait à dire. Et tous ceux qui ont eu à collaborer avec lui, dans le cadre de sa production cinématographique, ont évoqué la rigueur avec laquelle il travaillait, accordant la plus haute importance à la dimension esthétique de son œuvre. Exigeant, il l’était avec ses collaborateurs, mais aussi et surtout avec lui-même. Et dans cette perspective, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’œuvre de Sembène Ousmane restera à jamais dans les annales de l’histoire de la culture africaine, car comme tout le monde le reconnaît, ce digne fils lébou est un authentique et éminent éveilleur de consciences et un monument de la culture africaine.
Sembène Ousmane a été à la fois acteur et témoin de son époque. De son œuvre littéraire comme cinématographique, nous pouvons tirer trois leçons majeures qui constituent des repères pour la jeune génération en quête des valeurs susceptibles de l’orienter dans le chemin de la persévérance dans l’effort, de l’abnégation, et de la volonté de surmonter les écueils qui se dressent sur la route du développement de l’Afrique.
La première leçon est une leçon de courage politique et d’engagement citoyen. Que d’obstacles et d’épreuves l’auteur des Bouts de bois de dieu (1960) n’a-t-il pas surmontés dans son combat contre le colonialisme, le néo-colonialisme, et toutes les formes d’oppression et d’exploitation de l’homme par l’homme. Sembène a contribué au combat pour l’émergence d’un leadership africain au service de la libération culturelle et du développement durable de l’Afrique. La deuxième leçon est une leçon d’humanisme, en ce qu’elle vise à magnifier les valeurs positives qui permettent à l’homme de se réconcilier avec lui-même et avec sa société. Malgré les nombreuses distinctions et décorations qui lui ont été décernées à travers le monde, Sembène est toujours resté égal à lui-même, humble et confiant au devenir de l’Afrique. Dans un entretien accordé au journaliste Burkinabé Yacouba Traoré, en marge du tournage de son dernier film Moolaadé (2003), Sembène Ousmane, disait : « c’est à nous de créer nos valeurs, de les reconnaître, de les transporter à travers le monde, mais nous sommes notre propre soleil » (le Quotidien, du lundi 11 juin 2007). Voilà qui renseigne bien sur cet homme anti-conformiste, qui avait horreur qu’on l’enfermât dans des formules qui aliènent son indépendance de pensée et d’action. Sembène a toujours cru à l’Afrique, à son potentiel et à son devenir.
Enfin, la troisième et dernière leçon que Sembène nous a administrée, c’est celle de la générosité et du partage. Et dans une confidence avec le journaliste Baba Diop, le 06 décembre 2006 à Dakar, au sujet de son film Almamy Samory Touré, sur lequel il avait travaillé des années durant et qui devait constituer la dernière production dans sa carrière cinématographique, le doyen du cinéma Africain a déclaré : « Il ne faut pas se laisser brider par les choses. Je ne veux pas me laisser brider. Le scénario existe avec toutes les indications dessus. Tout le monde le sait. Si je ne le fais pas quelqu’un d’autre le fera. Pourquoi veux-tu que ce soit moi ?. Moi, moi, moi cela ne mène qu’à la dictature » (Sud quotidien du lundi 11 juin 2007).
Ainsi, à la lumière de ces propos qui illustrent de façon saisissante l’esprit de générosité et de partage qui on toujours habité le père fondateur du FESPACO, on peut dire que l’œuvre littéraire comme cinématographique de Sembène est gravé à jamais dans les pages des annales de l’histoire Africaine et universelle.