Graphismes en peinture fluorescente sur banderole noire au barrage filtrant de Petite Normandie effectués dans la nuit du lundi 27 au mardi 28 mai
Mardi 28 mai 2024
La base vie au barrage filtrant “Petite Normandie”
Petit préliminaire théorique
Par définition, un événement est ce qui arrive, surgit ou advient. Un événement ne peut être dit exceptionnel qu’à partir du moment où, après coup, il est transformé par le récit oral et/ou écrit en avénement. Nul n’est omniscient. Personne ne peut pré-dire. L’actualité de l’histoire effective est au moment présent en train de se faire. L’événement deviendra-t-il un avénement ou un fait divers quelconque? Pour autant, est-on si certain qu’en plein milieu de la bataille de Waterlo, Fabrice, le héros du roman de Stendahl, que cite le grand médiéviste Georges Duby, n’entrevoit que dispersion et confusion? Pourquoi ne pourrait-il pressentir, de manière instinctive ou intuitive, que ce qu’il vit et expérimente, comme une partie des tourments de l’histoire? Les acteurs et actrices ne peuvent-elles pas savoir sans théoriser qu’ils-elles agissent dans une histoire en train de se faire?
Les philosophes du sens de l’histoire se placent, ou placent leur fauteuil, dans déterminisme. Ils commettent un double paralogisme. D’une part, le sujet, spectateur-observant-non agissant, est figé, mu par l’objet étudié ou contemplé. Il ne voit que l’ effet relativiste du mouvement. Croyant se mouvoir, il est en fait mu par le mouvement de l’histoire en cours. D’autre part, ces philosophes se croient dotés d’une certitude : l’orientation d’un sens – sens qui est le plus souvent le sens qu’il donne à l’événement – quitte à forcer et cadrer l’événement dans leur interprétation. Je vois dans ce déterminisme un manque de courage du dire-vrai. Par exemple, pour eux, la violence en Nouvelle-Calédonie devait arriver au vu de l’acte de violence de la colonisation de peuplement laquelle inévitablement mène à une rébellion du peuple minoré par la colonisation de peuplement.
Ainsi dit, on a tout dit et on clôture le tout par ce dit.
Il en est de même des discours stéréotypés des médias. Les journalistes veulent à tout prix catégoriser le réel par des pancartes. “Les émeutes en Nouvelle-Calédonie” ou “Kanak” “Caldoches” avec une opposition binaire entre deux entités. Je l’ai démontré dans une chronique précédente, la plupart des mises en scène médiatiques s’appuient sur des mots d’ordre. Le montage fabrique l’opinion et permet de faire l’économie du travail d’investigation.
Sans parler les clichés ou “fake news” du ministre de l’intérieur et des outre-mer. Il nous fait le coup. Pour détourner le regard sur son incurie, il stigmatisait un célèbre footballeur français le traitant de “frère musulman militant pour la cause palestinienne”. Relayé par le haut-comissaire de la République, il accuse la CCAT de “clan mafieux” justifiant l’assignation à résidence des principaux leaders. Il fustige la jeunesse kanak en rébellion les traitant de “délinquants et voyous”. Emprisonnement et répressions s’en suivent. La ministre des outre-mer met en pratique un discours militaire guerrier : “l’Etat va reprendre la main quartier par quartier” et “la justice sanctionnera les commanditaires ainsi que les interpellés”. Ceci se traduit sur le terrain par des bulldozers qui nettoient les circulations incluant des barrages filtrants “pacifiques” comme celui du Pont des Français en proie aux harcélements des mobiles, de la BAC et des policiers en civil.
Je vais continuer de pour serrer au plus près ce qui est en train de se passer. Alain C. me dit que, vu de France, les gens ne comprennent pas ce qu’est un “barrage filtrant”.
Petite explication : Barrage filtrant versus barricade-forteresse
Depuis une semaine, les Gens de Petite Normandie (le patrimoine colonial français désigne ainsi un quartier jouxtant celui de Normandie) s’organisent pour faire en sorte que la vie sociale prenne le dessus sur les pulsions des destructions. Le barrage ne bloque pas la circulation. Il permet de filtrer pour surveiller et contrôler la circulation. Il s’agit d’éviter l’ingérence d’intrus malveillants semant des discordes qui se retournent contre la société civile. Une “base-vie” au barrage se calque sur l’organisation des tribus et villages kanak. Les réserves administratives ont parqué à partir de 1887 les Kanak spoliés de leurs terres. En Kanaky, les réserves sont devenus des espaces et terres coutumières. Les seuls lieux où subsiste la vie sociale, culturelle et coutumière kanak fondée sur des structures des échanges et une économie solidaire. Les “mamans”, c’est ainsi que sont nommées les femmes responsables et mères de famille, s’occupent de la gestion de la cuisine : café, soupe chaude car nous entrons dans les nuits fraîches de l’hiver austral. Les “papas”, tous les hommes, jeunes et moins jeunes, ayant une responsabilité familiale, se relaient dans le gardiennage du barrage (voir les photos). Le quartier Petite Normandie est sécurisé. Petite Normandie est un quartier où existe une mixité sociale communautaire. Les façons de faire sont calquées sur les manières océaniennes. Chaque fin de journée, un animateur prend la parole et fait circuler celle-ci : gestion des déchets, cuisine, relève et incidents survenus comme les attaques la nuit précédente à coup de lacrymogène (évoquée dans la précédente chronique), décisions à prendre, etc.
Un barrage filtrant est un lieu organisationnel de vie sociale. Aucune agressivité, aucune déclaration de guerre, mais une détermination politique comme le signale les inscriptions sur les banderoles
Ces barrages filtrants n’ont aucune commune mesure avec les barricades construites en forteresses par le quartier voisin de Tina où résident les classes sociales supérieures. Les habitants protègent leur propriété avec des chiens de garde maintenant avec des barricades : meubles, carcasses, planches cloutées. Les barrières physiques succèdent aux barrières mentales. La dominante des populations est celle des communautés européennes aisées. Aucune mixité sociale et économique.
J’ai esquissé un plan sommaire pour montrer que le maximum de villas se trouve à Tina. Les logements sociaux, les quelques villas occupées jadis par les gendarmes revendus à des particuliers de classe moyenne, et les squats sur les terrains de domaine coutumier, proche de la carrière, revendiqués par la tribu de Conception… toute cette complexité se trouve à Petite Normandie.
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Pour se démarquer de Petite Normandie, les résidants de Tina fortifient leur lieu encerclé par des barrages. J’ai pris des clichés du barrage délimitant frontière et ligne de démarcation entre Tina et Petite Normandie. La première barricade commence avec les premières villas suivie d’un barrage filtrant à une cinquantaine de mètres plus loin dans la zone résidentielle.
Le terme de “paix” avec les drapeaux blancs indique une forme de psychose comme si nous étions en guerre.
Hier soir, un jeune homme originaire d’Ouvéa avait pris la parole contre le discours pacifiste d’un résidant européen, occupant deux villas : l’une en haut du lotissement de Petite Normandie, l’autre en bas servant de bureau à son cabinet d’architecte. Discours paternaliste recourant au destin commun et sermons et prêches de la morale adressée aux jeunes qui devraient s’occuper à aider les entreprises à se remettre debout et les enfants à travailler à leurs devoirs scolaires. Je n’avais pas pu entendre. Mais le jeune d’Ouvéa indiquait clairement que l’architecte, élu à la municipalité de Nouméa, critiquait le gouvernement indépendantiste “Mapou” de manière allusive : depuis 3 ans, rien n’a été fait pour l’économie locale. Alors que le gouvernement héritier de la gestion catastrophique des gouvernements précédents. Il martèle : il critique l’absence des responsables politiques sur les barrages mais comment voulez-vous que les assignés à résidence puissent se déplacer pour informer? Nous, on lèvera le barrage si à Tina, les gens enlèvent le leur. Par ailleurs, plus de drapeaux blancs sur le barrage filtrant qui n’a pas empêcher les mobiles de détruire celui-ci alors qu’il était censé être autorisé pour sécuriser. Et puis le drapeau Kanaky n’est pas un drapeau terroriste. Moi je ne défends pas qu’un quartier, je défends ma terre.
Discours puissant et responsable d’un jeune qui a modéré les autres jeunes pour éviter qu’ils n’imitent les actions des autres dans d’autres quartiers.
On attendait la venue en fin de journée de responsables CCAT* enfin libérés de l’assignation à résidence. Mais ils ont d’abord parlé dans les quartiers les plus tendus. Ils viendront probablement demain faire le travail d’information.
J’essaierai de faire un historique du drapeau kanak et de parler des philosophies océaniennes dont les médias ne parlent jamais.
* Cellule de coordination des actions de terrain